samedi 9 juin 2007

N°09 Une rancune trop tenace.

Accoudé à la machine à café, je regarde les derniers clients quitter le bar. C’est peu dire qu’ils traînent les pieds ces soiffards. Je suis obligé de gueuler pour qu’ils accélèrent le mouvement mais c’est un peu comme si je pissais dans un violon. D’autant que Joël et Michel, bien calés contre le comptoir n’ont pas bougé d’un poil.
– Et tes potes, tu les sors pas ?
C’est ce grand con d’Antoine qui vient de causer, et au regard noir de Michel il comprend qu’il ne vaut mieux pas insister. Lorsque j’ai acheté ce bar, j’ai cru atteindre le paradis. Moi qui était un pilier des établissements du quartier, je passais enfin de l’autre coté du comptoir et on allait voir ce que l’on allait voir. Les amis m’ont aidé pour les travaux. J’ai décidé d’appeler le bistrot, “ Licence IV ” ce qui est un fin jeu de mot entre la situation administrative du bar et l’argent qui m’a servit pour acheter ce local : Ma prime de licenciement. Quand ma boite a “ compressé ” le personnel, j’ai cru devenir fou. Heureusement, avec les potes, nous nous sommes battus comme des chiffonniers et j’aime mieux vous dire que mon patron et ses larbins ont eut du mal jusqu’au bout. Au final nous avons perdu, mais qu’aurions nous pu faire de plus ? Les leaders syndicaux refusaient le passage à la violence pure et ont négocié une sortie honorable : Des primes. Avec Joël et Michel, licenciés comme moi, on a prit le fric mais on a fait le serment de venger cet affront. Depuis, deux ans ont passé et la gestion d’un bar au jour le jour s’est révélée plus difficile que prévue. Le coté festif que je trouvais dans ce genre de lieu lorsque j’étais un client, s’est vite évanoui et j’ai dû subir le quotidien. Auparavant, le bar était ma maîtresse, aujourd’hui c’est ma femme et tout est dit. Heureusement, mes potes passent régulièrement et nous refaisons encore et encore des plans de vengeance. C’est Joël surtout qui entretient les braises de notre rancune, car il faut bien dire que Michel avec Camille et moi avec le bar nous avons d’autres priorités.
Enfin les derniers clients quittent les lieux et je ferme le rideau. Je repasse derrière le bar, baisse les lumières et m’approche de mes amis une bouteille à la main. Nous nous sourions en silence, goûtant avec gourmandise cet instant comme suspendu dans la nuit. Ces réunions ont lieu en générale une fois par mois et je dois bien avouer que j’attends ces moments avec impatience. Vingt ans d’usine avec ces deux lascars, c’est quelque chose ! Tant de sueur, tant de larmes, tant de joie aussi, tant de luttes. Putain ce qu’on aimait ça. Si les syndicats nous avaient écoutés, nous aurions fait grève tous les jours. Nous étions en guerre, pas moins. Notre haine était à la hauteur de notre colère. Au fil des ans, nous étions un peu à l’écart, chacun ayant peur de nous. Pour notre bonheur nous étions des artisans hors pair et cela nous a protégés. Lorsque la direction a décidé de “ réduire les coûts ”, plus rien ne pouvait nous protéger et tant mieux dans un sens, car je me voyais mal continuer à bosser sachant des amis à la rue. Ce sentiment, tout le monde ne l’avait pas et nous avons décidé de rappeler aux cadres et aux non-grévistes ce qui nous était arrivé. Chaque mois, nous organisons une expédition punitive chez un de ces blaireaux. Nous n’avons commencé que depuis un an et pour l’instant n’avons tapé que les directeurs et les cadres. ( Nous avons particulièrement soigné le directeur des ressources humaines. ) Aujourd’hui l’instant est grave : Notre prochaine cible est un ouvrier comme nous et nous avons quelques scrupules.
– Bordel, mais c’est un jaune, un sale enculé qui a sauvé sa place en nous trahissant, vous n’allez pas vous dégonfler non ?
C’est Joël qui nous rappelle à l’ordre, mais nous sommes las, Michel et moi.
– A quoi ça rime tout ça ? Ils sont toujours aussi cons, ils n’ont même pas porté plainte, tu peux croire cela ?
Et Michel a raison, ils n’ont jamais averti la police, comme s’ils se sentaient fautifs et qu’il était raisonnable de payer. Il faut dire que ce putain de plan social a fait du bruit dans la ville. Personne n’a oublié, la conscience ouvrière n’est pas une légende par ici, et même si tout le monde sait, personne ne parle, comme si la société avait une dette à notre encontre. Et c’est vrai dans un sens, nous sommes des victimes.
– Plainte ou pas, ils ont besoin d’une leçon.
Joël me fait peur maintenant car je sais qu’il ne s’arrêtera plus. Je ressers une tournée et vais aux toilettes pendant que Joël commence à expliquer “ la mission ”. Pensif je m’essuie les mains tout en regardant mes potes dans le coin du miroir. J’ai honte, mais je ne vois pas d’autres solutions.. Le combiné est glacé lorsque la voix se fait entendre :
- Police secours, j’écoute.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ca m'a bien fait rire !
Mais finalement c'est pas drôle parce que c'est pas si loin de la réalité, autant le côté désespéré des licenciés (qui du coup mettent tout le monde dans le même sac en plus de la violence perso) que le côté "on est tous pourris"...
Bravo !