La
place du pont est une institution à Lyon. Et pas qu'à Lyon. Lors de
vos prochains voyages au bout du Monde, faites en l'expérience :
Partout l'évocation de ce nom déclenchera des réactions. Dès qui
en reviennent, dès qui rêvent d'y aller, et dès qui connaissent
quelqu'un qui y est allé ou qui va y aller. Le monde entier connaît
ce haut lieu de l'immigration, véritable creuset populaire où tout
à chacun, quelque soit sa couleur ou sa religion trouvera de quoi se
nourrir et se loger à petit prix. Ce sont les maçons venus du
Limousin qui les premiers au 19ème siècle ont lancé le mouvement,
rapidement suivi par les Italiens, les Maghrébins, les Africains
les chinois et aujourd'hui les gens de l'Est. Même si la place ne
s'appelle plus comme ça depuis longtemps, pour les Lyonnais elle
reste toujours la « place du pont » Malgré des travaux
d'urbanismes insistants et grotesques tentant d'évacuer toute cette
« piétaille », les vieux s'accrochent, restant là des
heures à discuter et les commerces d'Afrique du Nord prospèrent
donnant au coin un coté exotique qui révolte certains « bons
Français ».
C'est
d'ailleurs dans un de ces bars sans alcool (Un comble pour Michel)
que Slimane nous accueille.
- Vous n'avez pas vos gardes du corps aujourd'hui ?
Il
sourit, ce qui ne manque pas de nous étonner :
- Ils font votre boulot et sont partis à la poursuite de ce Jonas que vous n'arrivez pas à repérer.
Ben,
merde, ça commence mal. Même quand il sourit, ce type arrive à
être désagréable. Il nous dirige vers une table occupé par trois
vieux hommes souriants. Il n'y a d'ailleurs que des hommes dans ce
bar.
- C'est un bar gay ? Risque Michel.
- Pardon ?
Le
ton est glaçant et même si nous savons tous qu'il a très bien
compris, nous passons outre et je vais serrer les mains des vieux,
signifiant par la mon désir d'avancer sans polémique. Slimane
semble hésiter avant de me présenter les anciens. Ils sont beaux
ces trois vieux avec leurs tignasses blanches et leurs costards
impeccables. Avant que je n'ai eut le temps de parler, l'un des trois
hommes nous interroge en souriant :
- Alors que voulez-vous savoir sur la Mitidja et la guerre d'Algérie ?
- Connaissez-vous Mouzaïaville ou le domaine Guerin ?
C'est
le plus petit qui répond. Il est sec comme un coup de trique. Tous
sont d'ailleurs très minces.
- Mon père était employé dans ce domaine.
Nous
sursautons, Michel et moi :
- Vous vous souvenez de la période de la guerre ?
- J'avais 12 ans à l'époque.
Je
regarde mieux ce type. Il n'a que 64 ans ? Je suis sidéré. Slimane
qui a saisit ma surprise, explique :
- Hé oui, il font plus vieux que leurs ages. Toute une vie de labeur.
Michel
intervient brutalement :
- Écoutez, mon vieux, vous n'allez pas intervenir chaque fois. Vous n'avez pas des courses à faire dans le quartier ?
Je
vois Slimane blêmir sous l'offense et j’interviens immédiatement
:
- Michel, tu devrais t'excuser et aller voir si les potes n'ont pas besoin d'un coup de main au bureau. Cela me rassurerait de te savoir avec eux. Tu as plus d’expérience.
Ce
petit coup de brosse à reluire fait passer la réprimande et Michel
choisit d'en rire. Il balance un « Excusez-moi » furtif
et quitte le bistrot. Les trois amis de Slimane nous regardent avec
effarement. Ils doivent se demander à qui ils ont à faire. Slimane
semble hésiter sur l'attitude à adopter, alors j'y vais de mon
explication :
- Nous sommes à bout avec ces affaires. Il y a une grosse tension. Tout le monde disparaît en ce moment
Et
je me décide à tout leur raconter en détail :
- Figurez-vous que deux jeunes gens décident de braquer des bijoutiers Lyonnais. Ils doivent ensuite fourguer la camelote, mais lors de l'échange avec un fourgue véreux, ils sont assassinés par un mercenaire payé par des commerçants excédés de tous ces casses. Devait-il vraiment les tuer comme nous le pensons, ou bien juste leur donner une leçon comme le prétend le représentant des bijoutiers ? Libre à chacun de se faire son opinion. Parallèlement à cela, une bourgeoise Lyonnaise nous engage pour retrouver son frère disparu. Et comme tout le monde se connaît dans ces milieux là, le mercenaire qui a tué les enfants est son employé.
Les
types me regardent un peu paumés.
- J'arrive à l'Algérie, ne vous affolez pas.
On
me sert un thé à la menthe brûlant. J'ai le temps de poursuivre :
- En enquêtant sur la disparition du frère de la bourgeoise, nous découvrons l'existence de deux meurtres commis il y a une trentaine d'années. Deux meurtres non résolus qui n'ont qu'un point commun : Le domaine Guérin à Mouzaïville. Pour nous, ces deux morts sont liés à ce qu'il s'est passé là-bas en 61. C'est pourquoi j'aimerais que vous me parliez du domaine. Et je me tourne vers le seul qui ai parlé depuis le début : « Surtout vous, monsieur. Vous, je me tourne vers les autres, j'aimerais savoir si vous avez entendu parler de désertions de jeunes militaires dans la plaine.
J'ouvre
les bras, attendant leurs témoignages. Ils se regardent et le
premier se lance :
- D'après mon père, le travail était très dur et il n'a pas tardé à changer de domaine. Et de toute façon, dès 60, il a rejoint le FLN dans le maquis. J'ai souvenir de ma mère terrorisée. Pour ce qui est du domaine Guérin, j'ai des souvenirs très précis. Je devais avoir 10 ou 11 ans et je trouvais ce domaine grandiose. Le père Guérin nous emmenait parfois avec lui quand il partait le visiter. Il montait un magnifique cheval blanc pendant que l'un de ses employé le suivait avec une charrette sur laquelle était montés les enfants.
- Avec les enfants Guérin ?
- Oh non ! La fille était bien trop grande et quand au fils, Michel, il ne venait que pour les vacances et ne se mélangeait pas avec nous.
- Vous vous souvenez pourtant bien de lui.
Il
rit :
- Ma mère faisait le ménage chez eux et m'amenait parfois avec elle. Un vrai calvaire, je ne devais rien toucher. Je bavais devant les jouets de ces gosses, et quand Michel était là, je l'observais en cachette, fasciné.
- Et sa sœur, on dit qu'elle était très belle ?
- Elle suivait des études en France et revenait très peu. Je ne me souviens pas d'elle, mais mes parents en parlaient, et quand mon père disait d'elle que c'était une « belle plante » ma mère faisait les gros yeux.
- Et les militaires, vous vous en souvenez ?
- Très peu, puisque nous avons changé de ferme peu de temps après leur arrivée.
Je
suis un peu déçu. Quand j'avais appris qu'il avait vécu chez
Guèrin, je m'étais attendu à plus de révélation. Slimane sent ma
déception et intervient :
- Monsieur Barrack connaît tout de même bien la région.
- Et les déserteurs ?
- Les vieux en parlaient à la veillée, mais Ahmed en connaît plus là-dessus.
Il
se tourne vers son collègue le plus proche, aussi maigre et aussi
blanc que lui mais arborant une moustache triomphante. Je profite de
cet instant de silence pour boire mon thé enfin refroidi.
- Nous vivions dans un autre domaine viticole de la plaine. Les colons s'appelaient Garcia et n'étaient ni plus ni moins mauvais que d'autres. Il fallait bien vivre et toute ma famille résidait sur le domaine. Nous avions plus de chance, puisque nous logions dans une « vraie maison » et pas dans ces cabanes pourries qui étaient notre lot habituel. Nous étions au fin fond du domaine et mes parents devaient faire des kilomètres pour aller travailler. Il y avait de ces maisons au 4 coins du domaine.
- C'est dans ce genre de construction que s'est passé l'accrochage dont vous nous parliez. Ajoute le premier témoin.
- Oui reprend Ahmed, ces maisons servaient de poste avancés contre la guérilla et nous, les habitants étions sous la menace permanente des militants FLN, des harkis et des Français. Vous comprendrez que nos mères avaient peur. Pourtant, il y avait des périodes de calme et c'est justement là que nous faisions des veillées. Les vieux parlaient beaucoup de ces désertions de militaires, mais, et là, il sourit, il me semble aujourd'hui qu'il y avait beaucoup de propagande dans tous ces propos. Mais Karim en a vu un, lui.
Il
me désigne son voisin, le troisième homme qui me regarde en
souriant de ses dents manquantes. Je regarde le type avec les yeux de
celui qui n'a jamais rien vu. Je suis plein d'espoir :
- Un qui avait fuit Mouzaïaville ?
L'homme
semble désolé, il jette un coup d'œil à Slimane qui d'un
hochement de tête lui fait signe de poursuivre :
- Oh non, nous habitions bien plus loin, vers Hamman Bou Adjard une grosse bourgade au sud d'Oran. Mais un soir un responsable local du FLN est venu avec un Français. Il a demandé à mon père de le planquer quelques jours. Là pour le coup, nous étions mort de peur. Nous risquions gros et tout le monde le savait. Mon père nous a fait la leçon. Nous devions rester muet sur cette présence. Même vis à vis des autres habitants du village. « Ne faites confiance à personne » L'ambiance était très tendu à l'époque. Le jeune homme est resté caché trois jours. Il voulait combattre avec les Algériens, mais le responsable a expliqué à mon père qu'ils ne pouvaient s'encombrer. Nous devions le garder jusqu'au moment ou ils seraient près à le faire passer au Maroc. « Après, des gars à nous lui feront faire la traversée jusqu'en Espagne. Pour l'instant nous allons le déclarer prisonnier ou mort selon les besoins de nos négociateurs »
- La guerre était déjà sur le chemin des échanges politiques et ces transfuges servaient la cause. Ajoute Slimane.
Je
les regarde tous, un peu déçu, mais comme ils semblent chercher sur
mon visage des marques de joie ou d’intérêt, alors je souris :
- Je suis ravi. Pour moi, l'un des jeune gens a déserté malgré ce que prétend l'armée. Et je me retourne vers celui que Slimane a appelé « Monsieur Barrack » :
- Avez-vous entendu des rumeurs ou des ragots sur le domaine Guérin, même après votre départ ?
Il
semble gêné.
- Vous savez, il se racontait beaucoup de bêtises sur nos « maîtres »
- J'imagine, mais racontez toujours :
- Oh, certain disaient que Guérin avait surprit sa fille avec un militaire et qu'il l'avait battue. On racontait même que cette jeune femme s'était suicidée.
- Suicidée ? Vous pensez cette histoire plausible ?
Il
hausse les épaules :
- Vous savez, tous ces jeunes gens...
Il
ne s'explique pas mieux et les autres sourient.
Finalement
Slimane m'a raccompagné quelques mètres sur les quais :
- Ils parlent drôlement bien Français, ces vieux.
- Vous vous attendiez à quoi ? Ils ont été à l'école, qu'est-ce que vous croyez ?
Troublé,
je demande :
- Il ne serait pas possible d'avoir accès à des archives, à des noms ? J'aimerai en savoir plus sur ce Ogier. Pouvoir tracer son périple. S'il a déserté, qu'est-il devenu ? Quel est son histoire, sa vie.
Slimane,
cette fois, rit franchement :
- Vous voulez que je travaille pour vous ? Puis, plus sérieusement : « Je vais voir si je peux faire quelque chose. »
32. Mehdi.
J'allais
attaquer un solide petit déjeuner, quand Slimane m'a appelé :
- Mehdi, l'employé du consulat vous attend au bar des négociants.
- Mais...
- Dans 20 minutes et il a des infos.
- Mais...
Décidément
ce type fait dans le concis. Le concis et l'autoritaire. Dans 20
minutes ! Il va bien ce drôle, le bar des négociants est un café
style art déco, au cœur de la presqu’île. Pas question de
prendre la voiture à cette heure là. A aucune autre heure,
d'ailleurs. Je bondis dans mes pompes pour attaquer la descente sur
Lyon. Par la montée de la Grande Côte et ses escaliers, je n'en ai
que pour un quart d'heure en courant un peu, ce n'est pas la
question, mais il pousse un peu le Slimane. Il sait que je me sens
coupable pour son petit frère et son neveu et joue à fond sur ce
sentiment. Vivement qu'il butte Jonas et que tout soit réglé.
Heureusement, il fait beau et avant d'attaquer les escaliers, je peux
admirer la vue. De là haut on domine toute la ville et l'effet est
sensationnel. Aujourd'hui, on ne voit pas les Alpes, signe de beau
temps quasi assuré. Le bar des Négociants est le genre de bar où
je ne mets jamais les pieds habituellement : Trop « bourge »
pour moi. Un peu semblable au « Métropole » où Prieur
nous a donné rendez-vous il y a quelques jours. Mais c'est le lieu
idéal pour des rendez-vous d'affaire. Très chic. Dès mon entrée,
un serveur me fait signe de le suivre. Comment m'a t-il reconnu ? Je
ne me pose pas trop longtemps la question en découvrant le gouffre
vestimentaire qu'il existe entre mon jean et mes tennis usés et les
tenues des autres clients. Je souris intérieurement. Dans un petit
coin bien discret m'attend un homme qui se lève pour me saluer :
- Merci d'avoir été rapide, j'ai peu de temps.
L'homme
est très typé, vêtu avec classe et discrétion. Il ne s'habille
certainement pas chez Jules ou chez Tati comme moi. L'œil vif et le
cheveu noir, il n'a pas beaucoup de kilo en trop.
- Slimane m'a parlé de votre problème. J'ai fait des recherches mais, il sourit, il est très difficile de retrouver un nom. Tout était codé et les archives ne s'ouvrent pas facilement. J'ai lancé une recherche par dates et régions.
Je
suis un peu surpris de voir cet homme si élégant se mettre à me
raconter tout cela sans détour.
- Pourquoi faites-vous cela ?
Il
fait une moue qui lui donne un air juvénile :
- Pour Slimane, qui m'a toujours beaucoup aidé. Et après un silence il ajoute « De plus, mon père pendant la guerre a été fait prisonnier et torturé. Des jeunes appelés du contingents l'on aidé à s'enfuir. » Après un temps, il ajoute : « Je paye sa dette en quelque sorte. »
Je
suis abasourdi par ce que je viens d'entendre. Il sourit de ma mine
et poursuit :
- Il n'y a pas eut de miracle, mais les recherches m'ont amené à un jeune déserteur qui a été repéré à quelques kilomètres de Sidi Mahfoud, le domaine du colon. Il n'était pas très prudent d'après les documents et a été récupéré in-extremis par un groupe du FLN. On peut suivre son périple jusqu'au Maroc puis en Espagne. Mais nous n'en saurons pas plus. Tout étant codé, comme je vous l'ai déjà dit. Ah si, les documents ajoutent qu'il était blessé et qu'il voulait combattre, mais que les cadres de l'armée de libération ont préféré « l'exfiltrer ». Trop dangereux. De plus, les fellagas se méfiaient de ces jeunes gens exaltés et peu professionnels, sans compter le risques d'infiltration de la part de l'armée Française.
Il
se lève brusquement :
- Voilà, c'est tout. J'espère que cela pourra vous être utile.
Il
me serre la main et va partir.
- Il n'y a pas de papiers ? De photocopies ?
Il
me jette un regard bref :
- Non, il n'y a pas.
Et
il s'en va, me laissant dans mon coin avec mon café froid. Je rumine
ses paroles bien convaincu qu'il m'a parlé d'Albert Ogier, même si
aucune preuve ne vient valider ces suppositions. Tout en admirant
les ors de la décoration rococo, se met en place dans mon esprit, un
scénario que je trouve de plus en plus plausible : En cette fin de
guerre d'Algérie sous haute tension, tout le monde devait être à
cran et la moindre étincelle pouvait déclencher le genre de drame
qu'avait connu Sidi Mahfoud. Accidentellement, ou volontairement, le
sergent chef Garde et son acolyte Maboso avait déclenché une
fusillade dans ce poste isolé. A moins que cela ne soit l'inverse et
qu'il s'agisse de Chapet ou d'Ogier tirant sur leurs sous officiers.
Difficile de répondre à cette question. Ils n'étaient que quatre
là-bas et trois sont morts. Quand au dernier, cet Ogier mystérieux
il ne nous laisse que très peu d'indication. Thomas Berne ce cousin
Parisien n'a pu me parler de lui qu'avant 61. Il ne l'a jamais revu.
Ni eut de ses nouvelles depuis. « Pour moi, il doit-être
mort » Les carnets de Didier Chapet ou de sa veuve n'apporte
pas plus d'éclaircissement. Prieur, prétend l'avoir vu au Brésil,
mais j'aimerais bien avoir une confirmation. Franc ? J'ai peu
d'espoir, sa maison de retraite nous refuse tout droit de visite au
prétexte qu'il est « sénile profond ». On devrait
essayer encore et...croiser les doigts. Claire Dupuy nous a caché
des documents et je devrais retourner la voir, mais Michel, me
trouvant « trop sensible à ses charmes » a envoyé
Lucien et Arobase. De toute façon, nous allons retourner à Nyons
et il faudra bien que Guerin finisse par nous ouvrir ses portes. Je
vais en toucher deux mots à Garnier. Nous allons avoir besoin d'un
coup de main de notre police nationale. J'espère que le vieux flic
n'est plus fâché. J'ai bien envie de lui donner Gianni en pâture
(Pour le plaisir !).
5 commentaires:
Salut Louis,
Un petit d’histoire pour bien commencer voilà qui met en appétit. Et un petit rappel de l’affaire dans ton récit est le bienvenu.
J’ai pu me remettre dans le bain et je pense que le dénouement n’est plus très loin maintenant, alors vivement la suite !
fin de vacances ou comme moi, bref retour en ville ?
Pas de faux espoir cette histoire n'est pas finit. Je veux vous user jusqu'au bout !!!
jusqu'à la corde qui...
...pas qui mais quoi non de d'la !
oui, le p'tit rappel fait du bien !!!
et chez nous (au Havre) nous avons aussi notre "bout du monde" !!! (non mais !!...)
et aussi des bars sans alcool....... mais je ne sais pas où ils sont !!?!!... :o)
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