dimanche 15 novembre 2009

36. L'aveugle.

Guy est un pote lyonnais exilé à la cambrousse. Et comme tout exilé, sa ville natale lui manque, alors régulièrement il revient faire sa cure de quenelles, de cochonnailles et de pot de beaujolais. Guy est aveugle. Pas non voyant ou mal voyant, non, aveugle pur et dur, un peu comme Vittorio Gassman dans « parfum de femmes » en 1974. Il n’aime pas la pitié ni la compassion. Alors ce soir il nous rejoint au bar des sports accompagné de Julot un autre Lyonnais expatrié comme lui. Julot, c’est un numéro, il se pique d’œnologie depuis qu’il a suivit un stage à Suze la Rousse. On a beau lui dire qu’il est alcoolique, il n’en démord pas : « Je suis un connaisseur, moi, je déguste ! » Ça, pour déguster, il déguste. Vous le verriez accouder au comptoir, à renifler, humer et faire tourner son verre, pendant des heures avant de délivrer sa sentence péremptoire : « Ouais, pas mal » Le patron qui ne le connaissait pas commence à fumer des naseaux, d’autant que notre pote a amené sa propre sélection de « petits vins de pays, vous m’en direz des nouvelles ! » Ce qui fait mauvais genre dans le bar. Le bar des sports, ce n’est pas « Chez Roger » et il faut toute la diplomatie de Michel pour que nous ne soyons pas foutus à la porte. Surtout quand Guy demande ce qu’il a à nous faire chier l’autre con. « Avec la piquette qu’il nous sert dans son rade, il ferait mieux de faire profil bas. Pourquoi on ne va pas chez Roger d’ailleurs ? Parce que Roger est aussi con que celui là, mais au moins avec lui, on ne rentre pas chez soi avec des trous dans les boyaux ". Le patron devient tout pale et on lui explique que Guy plaisante. Je me penche à son oreille pour lui expliquer, qu’avec son handicap notre pote est en souffrance et qu’il faut être compréhensif avec lui. Guy qui n’est pas sourd, (manquerait plus que cela) pousse un rugissement : « Qu’est-ce qu’il bavasse l’autre con ? » Alors pour ramener un peu de sérénité dans le rade, on demande au patron de faire briller les plus belles bouteilles de sa cave. Parler du tiroir caisse chez un commerçant, c’est comme une symphonie dans leurs oreilles. Du miel dans leur gorge. Bob descend immédiatement dans sa cave et nous on en profite pour torcher les bouteilles de Julot, qui gueule parce que l’on ne déguste pas assez ses petites merveilles. Tout le monde se calme devant les flacons empoussiérés que brandit le patron. Il y a là des Meursault, Pouilly et autres Hermitage blanc. Un carnage. Toute la bande se jette sur les flacons malgré les cris de Julot qui réclame un peu de respect devant tant de beauté. Nous passons outre pour organiser ce que Guy appelle avec humour « une dégustation à l’aveugle ». Chacun a choisit sa bouteille préférée et compare avec son voisin. Moi je tape dans un Jura à la couleur dorée du plus bel effet. On va douiller au moment de l’adition. Paulo qui n’aime que le Pastis se régale malgré tout, avec le vieil Hermitage. Tout baigne. Lucien a engagé la conversation avec ses voisins de comptoir, et y va de sa connerie quotidienne : « Ils se ressemblent tous ces pinards au fond » Julot a un hoquet d’indignation qui nous fait craindre la crise cardiaque, mais c’est Guy le plus en rogne. Il veut allonger une mandale à Lucien. Ce grand con se baisse et c’est son voisin qui ramasse. Ce dernier, une armoire à glace, colle immédiatement un parpaing à Lucien et c’est le début des « frappes chirurgicales »Chacun y va de sa petite coopération, et c’est bientôt tout le bar qui participe. Malheureusement le type que Guy a cogné par erreur, n’est pas seul et les mecs sont plutôt agressifs. Lorsqu’ils brandissent leurs crans d’arrêt, il nous semble plus sage d’opérer un « retrait stratégique ». Michel me glisse qu’il connaît ces types et que nous les châtierons comme ils le méritent, le moment venu. Les loustics commencent à nous courser dans les rues avant d’abandonner toutes poursuites. Nous nous retrouvons tous dans le parc Chabrières. En reprenant notre souffle et nos esprits, nous admirons la ville qui s’étale à nos pieds. Ici la vue est superbe, et même des apaches comme nous en sommes tout remués. Soudain Paulo s’écrit : « Et le Guytou ? » Chacun regarde alentour avant de tirer le même constat : « Merde, on a oublié l’aveugle » Et de se demander comment récupérer le coup. Julot qui est venu avec lui est effondré : « Il va méchamment me faire la gueule, ça c’est sûr » Michel pour ajouter à son tourment ajoute : « Surtout si Bob lui fait payer l’addition » Nous rigolons, mais ne sommes pas trop fiérot. Abandonner un pote ne nous tourmente pas trop, mais abandonner le combat ! Alors bien requinqués par l’air frais, nous revenons dans l’arène. Le bar est dévasté et vide. Enfin pas totalement vide puisque Guy, la gueule en sang, arrimé au bar, un verre à la main nous accueille d’un : « Alors les petites fiottes, vous êtes allés changer de slips ? »
Mortifiés et honteux nous rejoignons le bar pour essayer de nous faire pardonner. Mais ce triste épisode de notre belle carrière restera à tout jamais comme une tache indélébile sur notre réputation. Michel résume bien la situation : « Va nous falloir vendre des savonnettes pour les aveugles pendant l’éternité pour faire oublier cette soirée ! ».

2 commentaires:

BBK.mel a dit…

Se prendre une leçon dans SA ville, dans SON bar, par un presque estranger... Il perd la main le Martin !

Pis mince, on n'abandonne pas comme ça un Hermitage !

Papa de Lili a dit…

On attend une suite revancharde! Ca s'impose non! Martin ne va pas en rester là?
Amitiés