mardi 1 mai 2007

Une soirée au stade

Le vieil homme portait des lunettes épaisses et une casquette usée d’où s’échappaient quelques maigres touffes de cheveux blancs. Négligeant la pelouse éclaboussée de lumière, il fouillait fébrilement dans le petit sac posé sur ses genoux. Au bout de quelques minutes, l’homme élégant assis prés de lui intervint:
- Bon Dieu Papa, qu’est-ce que tu cherches?
- Mon casse croûte pardi, je crois bien que la Maman a oublié de le mettre dans le sac.
Son voisin leva les yeux au ciel :
- Il n’y a pas de casse croûte ce soir, tu as déjà oublié que nous allons manger au restaurant après le match ? Tu ferais mieux de t’intéresser au jeu.
- Pfutt ! C’est mou.
- Ce n’est pas mou, c’est technique.
- Technique tu parles, de mon temps les joueurs étaient moins payés, mais ils mouillaient le maillot, tu peux me croire. Le père ajouta dans un sourire canaille :
- Et ils avaient intérêt, sinon ils nous entendaient gueuler. Il allait poursuivre dans ce registre, mais son fils l’interrompit ;
- Tu n’es pas bien ici ? Tu as vu ce luxe ? C’est la tribune officielle tu sais ? J’ai fait des pieds et des mains pour avoir ces places. Martin songea avec tristesse à toute l’énergie qu’il avait dû déployer pour cela. Il croyait faire plaisir à son père, mais il n’en était rien, c’était évident. Depuis leur arrivée dans le stade, le vieillard n’avait cessé de se plaindre. Tout en suivant le match, Martin se rendait compte que son père regardait avec envie, les virages populaires situés derrière les buts. Pour Martin la déception était grande. Il voyait peu ses parents, trop pris par son travail. Il avait pensé se rapprocher de son père à cette occasion, mais c’était à l’évidence une erreur. Pourtant depuis son enfance, il rêvait de pouvoir un jour accéder à cette tribune, symbole de réussite sociale, et il croyait qu’il en était de même pour son père.
- Tu te souviens du temps où je t’emmenais là-bas ?
Du doigt l’ancien désignait l’arrière des buts où des supporters joyeux chantaient et dansaient en agitant des drapeaux colorés.
Bien sûr que Martin se souvenait de cette époque où ils restaient debout pendant des heures entourés de tous les ouvriers de la région Lyonnaise. Son père travaillait chez Berliet, et les jours de match, sitôt la journée de travail terminée, ils rejoignaient le stade, buvant et mangeant sur place.
- Ils jouaient mieux à l’époque.
Martin, excédé, haussa les épaules sans répondre.
- Quoi, ils ne jouaient pas mieux peut-être ?
Son père élevait la voix, prenant leurs voisins à témoins.
- Vous avez déjà oublié, « Fleury Di Nallo et Nestor Combin », Ah ! Le Petit Prince de Gerland et Nestor la foudre, quel duo. Lyon aurait dû gagner la coupe d’Europe cette année là.
- Papa, tais toi tu rabâches. Martin était rouge de honte, mais son père était lancé :
- Je rabâche, vous entendez ça, mon propre fils prétend que je rabâche, c’est quelque chose non ? Et « Rambert, Chiésa, Aubour », Quel putain de gardien celui-là. Et ton « Djorkaeff », là, celui qui gagne des millions en Italie, tu crois qu’il vient d’où. Moi mon fils, j’ai vu débuter son père ici, et c’était quelqu’un son père.
- Calme toi Papa, nous sommes dans les loges. Martin voyait les regards tournés vers eux et cela le mettait mal à l’aise.
Mais son père s’était tu, portant la main sur sa poitrine.
- Papa, Papa, Ca va ?
Le vieux le bouscula :
- Bien sûr, que ça va, qu’est-ce que tu vas imaginer ? Regarde plutôt le terrain, ils vont marquer.
Mais Martin ne pouvait détacher les yeux de son père, il revoyait l’homme en bleu qui rentrait harassé de l’usine, lui racontant toujours le pire, comme pour le pousser à s’arracher à cette vie. Son père le rejoignit dans ses pensées :
- Tu te souviens de Roger ?
- Celui qui venait aux matchs avec nous ?
- Oui. Son père baissa les yeux :
- Il est mort jeune le pauvre. Faut dire qu’il travaillait à la fonderie, il avait les poumons pourris.
Et voila, c’était toujours ainsi avec son père, la dureté de l’usine, les copains morts d’accidents ou d’usure, la haine des cadres et des petits chefs. La lutte pour la dignité et les bagarres contre les « jaunes ». Son père avait toujours été en révolte, et ce n’est pas la retraite qui pouvait changer cet état de fait. Quelle bêtise de l’avoir amené ici, il aurait été plus heureux dans les populaires, c’est sûr. Martin ému dévisageait celui dont il s’était tant éloigné. Il lui trouva un visage inquiétant, les traits tirés et le teint cireux. Aussi fut-il surpris de le voir soudain s’empourprer, hurlant et bondissant :
- But, but !
Effectivement, tout le stade était debout et jetant un oeil sur le terrain, Martin vit le ballon au fond des filets et les joueurs Lyonnais qui s’embrassaient. Il aida son père à grimper sur les sièges, oubliant son angoisse en hurlant avec lui de stupides slogans de victoire.
A la mi-temps, son père ronchonna devant l’absence d’alcool :
- De mon temps, on avait tous une chopine. C’était plus chaleureux crois-moi.
Martin ne répondit pas, songeant avec amertume, qu’il croyait avoir tiré un trait définitif sur ce passé. Oubliés l’usine, l’alcool, les tribunes populaires, mais en moins d’une heure, son père venait de lui faire comprendre qu’il n’en était rien. Ce passé c’était sa vie, et il était puéril de vouloir l’effacer.
Il ne restait plus que dix minutes de jeu lorsque son père s’effondra. Il fallut l’évacuer d’urgence, et dans l’ambulance des pompiers, Martin tenait dans sa main la main calleuse de son père, essayant par son amour de le retenir près de lui. Il allait pleurer lorsque le vieux ouvrit les yeux en souriant :
- Fais pas cette tête fils, ils vont gagner.

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